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Coordonner les prélèvements d’organe : la vie après la mort

A l’hôpital Beaujon, les infirmiers de coordination de prélèvement prennent en charge la première partie du processus de la chaîne de greffe. De l’entretien avec les familles des défunts jusqu’à l’opération de prélèvement, un travail enrichissant mais éprouvant.

delphine-a-250x188Il est 21 heures à l’hôpital AP-HP de Beaujon. En ce mercredi soir, Joanne, les traits tirés de fatigue, se prépare dans son bureau. Au tableau, le numéro du Registre National des Refus (RNR), des rappels sur l’organisation au bloc, des infos générales. La jeune femme, infirmière de coordination de prélèvement d’organes depuis trois ans s’apprête encore à veiller bien tard : elle va superviser une opération au bloc. D’astreinte cette semaine, Joanne est debout depuis près de 20 heures, mais habituée à ce rythme, elle fait preuve d’une étonnante énergie. Ce soir, c’est un vieux monsieur de 83 ans, qui est décédé le matin d’une hémorragie cérébrale, qui est donneur. A 4 h 40 ce matin, elle a reçu un appel du réanimateur.

Ultimes vérifications
Car avant de démarrer toute procédure officielle de prélèvement d’organes, le patient doit être cliniquement mort. L’infirmier coordinateur doit donc superviser des tests, comme l’évaluation des réflexes du tronc cérébral puis une ultime vérification, celle du réflexe respiratoire. Si les résultats sont nuls, le médecin signe l’acte de décès.

Le temps nécessaire, de 24 à 48 heures, permet de s’assurer que le patient est bel et bien mort. « C’est une activité médicale régie par la loi. Cela donne un cadre et en cas d’éventuel litige avec des familles », explique Anne, 35 ans, une autre infirmière de l’unité coordination. Souvent, des tests anticipés sont également réalisés, notamment toxiques et sérologiques, ce qui permet de s’assurer qu’il n’existe pas de contre-indication absolue – comme le sida, par exemple – à un prélèvement.

Vient ensuite le moment de l’entretien avec la famille où les options sont présentées. Beaujon, où il existe une vraie « culture du prélèvement », compte environ 40 donneurs par an, dont 19 seront finalement prélevés, « des médecins au top dans les prises en charge et des infirmières très bien formées », se réjouit Anne.

Le moment difficile de l’entretien avec les familles delphine-c-250x188
Derrière les chiffres, il y a des vies. Anne, qui adore le bloc opératoire, se fait un peu « violence » lors des entretiens avec les familles : « C’est dur émotionnellement. On prend la peine des proches en pleine face et en même temps pour eux, on est leur référent, on porte toute la responsabilité. » Lors de ces entretiens, menés à tâtons même avant la mort encéphalique, il s’agit pour les infirmiers coordinateurs de prélèvements d’organes de savoir si le défunt est donneur. « Et quand, finalement, ce sont les familles qui nous remercient, c’est ce qui me touche le plus », lâche Anne.

Au même moment, Yacine, également coordonnateur dans l’équipe, sort de ses dossiers le courrier plein de reconnaissance d’une maman dont le fils de deux ans a survécu grâce à la greffe d’un donneur. Anne est d’ailleurs persuadée que « le fait de donner un organe aide les familles à faire leur deuil. C’est comme s’il restait quelque chose de vivant du défunt », ailleurs. Mais il faut aussi veiller à conserver une certaine distance afin d’éviter un « transfert psychologique ».

Yacine estime que « même dans la mort, il y a de la vie. En terme d’espoir, c’est magique ». « Les familles demandent souvent si les cicatrices se verront, posent des questions sur la procédure », explique ce coordinateur, qui essaie à chaque fois de trouver les mots justes et parfois s’entraîne même devant le miroir. Bien-sûr, il y a les familles qui refusent. Tout récemment, Yacine a du faire face aux parents d’un jeune de 23 ans, qui « au vu de ses convictions religieuses, aurait sans doute refusé le don d’organes ».

Un important travail administratif
Les premiers critères pour un prélèvement sont l’âge et les antécédents du défunt. « Ces dernières années, ces critères se sont élargis, à cause de la pénurie de greffons », précise Joanne. Le coeur peut être prélevé chez un patient jusqu’à 65 ans, les poumons jusqu’à 70 ans, le foie et les reins jusqu’à 90 ans. Il faut également vérifier que le défunt n’est pas inscrit au RNR (registre national des refus). La décision finale revient aux médecins de l’Agence de Biomédecine, avec qui les infirmiers coordinateurs sont en contact constant.

En amont d’une opération de prélèvement, Joanne a donc déjà réalisé un énorme travail : elle a parfois enquêté pour retrouver la famille du défunt (quand la personne vit seule ou a un accident dans la rue), préparé tous les papiers nécessaires : le dossier informatique avec le numéro Cristal de donneur, les pochettes en fonction des organes avec tous les documents de traçabilité ainsi que le planning « indicatif » de venue des différentes équipes de chirurgiens qui vont chacun retirer les organes relatifs à leur spécialité.

Les dossiers en main, elle descend au bloc et accueille la première équipe de chirurgiens-urologues. Dans une ambiance détendue -une façon de prendre de la distance avec la tristesse des situations- ils prennent un petit café : la nuit va être longue.

delphine-b-250x188Maintenir les organes vascularisés avant le clampage
Dans le bloc, la tension du défunt est maintenue par médicaments, il faut absolument conserver ses constantes vitales et une bonne hémodynamique « puisque le temps de mort encéphalique est délétère pour les organes », précise Caroline, anesthésiste. Ils doivent rester vascularisés le plus longtemps possible.

Joanne alterne entre le sas et le bloc. L’une de ses tâches consiste en la préparation de la « machine à reins » pour y déposer les greffons. Tout en remplissant les « vital pack » de glace aseptisée, elle précise que « le donneur est complètement confidentiel. Seuls l’agence de biomédecine et moi-même connaissons son identité ». De temps à autre, elle s’éclipse du bloc pour passer des appels et prévenir l’Agence de Biomédecine de la moindre information qui pourrait jouer sur la réussite d’une greffe.

Pour l’infirmier coordinateur, le moment-clé est celui du clampage : « quand les chirurgiens clampent les artères, on vide le sang du défunt et on le remplace par du liquide de conservation. Il ne faut pas se planter car c’est le T zéro de l’organe et j’ai toujours peur pour son conditionnement», souligne la jeune femme, aux aguets.

Pour être la plus réactive possible, pendant toute la fin du prélèvement, Joanne finit de préparer les dossiers, assure le conditionnement des prélèvements qui permettront de faire des examens complémentaires. Il est 23 h 30 et elle espère que le clampage est pour bientôt. « Si ça se produit après minuit, il faudra que je modifie les dates le plus rapidement possible sur les dossiers», détaille-t-elle.

23 h 43. « Clampage ! » Une fois que tous les chirurgiens ont prélevé leur organe, se produit la répartition, en phase avec la liste des receveurs. La pression redescend. « Et c’est là qu’on pleure en général », lâche Joanne.

Un métier très émotionnel mais enrichissant
Ce sentiment de « soulagement » est également partagé par ses autres collègues. Anne confirme : dans ce métier, « je pleure beaucoup ! Mais je suis fière de faire ce boulot. Quand tu rentres chez toi, tu te dis : j’ai sauvé cinq personnes. Et ça valait le coup ». Pour elle, devenir coordinatrice, c’était comme une évidence. Ce métier discret, « dont on n’entend pas parler… Même le personnel de réanimation ne connaît pas vraiment », elle l’a chevillé au corps.

Si l’entretien avec les familles et la préparation du bloc sont deux aspects essentiels du métier, les infirmiers coordinateurs de prélèvement d’organes doivent aussi gérer de nombreuses relations avec l’extérieur. La richesse des interventions plaît à Yacine et comble sa « soif d’apprendre ». Venu des urgences, il a du se former, « travailler et apprendre énormément ». Mais émotionnellement, « ma pire nuit aux urgences ne sera jamais aussi dure que ce que je vis ici », car « si l’on veut prélever, il faut que quelqu’un décède », rappelle-t-il.

Les infirmiers coordinateurs de prélèvement d’organes jouissent d’une très grande autonomie au sein de l’équipe soignante. « Etre responsable de la sélection du donneur confère beaucoup de rigueur, précise Yacine. Dans les autres services, on rend des comptes. Ici, on est une petite unité, autonome ». Pour Joanne, être infirmier coordinateur, c’est « être à cheval entre infirmier et médecin », avec beaucoup de satisfaction, mais aussi beaucoup de pressions.

Anne se voit « vieillir coordinatrice », tandis que Joanne, qui aime aussi ce métier, insiste sur ses difficultés : il faut savoir sacrifier sa vie personnelle et familiale. Même l’Agence de Biomédecine reconnaît l’inquiétant turn-over intrinsèque à la profession… Peu importe : à ses yeux, et quelle que soit la suite de sa carrière, elle se sent « coordinatrice dans l’âme. »

Delphine Bauer de Actu soin

• 7 décembre 2016


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