Le chemin à parcourir pour fabriquer un rein fonctionnel est encore long…
Une révolution à venir pour la recherche pharmaceutique et la médecine régénérative.
INGÉNIERIE TISSULAIRE. D’un bocal, Anthony Atala, chirurgien américain du Wake Forest Institute (Caroline du Nord), sort une sorte de gros haricot rose, à la texture tendre et élastique : «Vous voyez ici un rein, tel qu’il a été imprimé aujourd’hui même…». La scène, en 2011 à Long Beach (Californie), lors d’une prestigieuse conférence TED (Technology, Entertainment and Design), laisse tout l’auditoire pantois. Applaudissements et sifflets. L’annonce est en effet inouïe. Alors que quelques minutes plus tôt, il évoquait la pénurie d’organes pour les greffes, Anthony Atala, sommité de la médecine régénératrice, serait donc capable de fabriquer un rein humain, avec une imprimante 3D ? Un processus qui ne prendrait que six ou sept heures…
Dans la foulée de de la conférence, l’Agence France presse (AFP) publia une dépêche, reprise à l’époque dans le monde entier… Mais patatras ! le fameux rein humain n’en était pas un. Il n’avait rien de fonctionnel et n’était absolument pas implantable. Face à l’emballement médiatique, le Wake Forest Institute dut publier un communiqué précisant que les propos de son chirurgien vedette avaient été mal compris. Il s’agissait là de « structures de rein » non fonctionnelles, de « prototypes », « à des années d’une utilisation clinique ».
La réalité est encore plus simple. Ce pseudo-organe était en fait une sorte de moule en forme de rein, imprimé avec un matériau synthétique, sur lequel des cellules de rein avaient été déposées. Un objet quasi inerte ! Ce dérapage révèle la tension qui règne ces dernières années sur la médecine régénératrice, et tout particulièrement sur la bioimpression. Cette technique, dérivée de l’impression 3D, permet d’imprimer des cellules vivantes couche par couche. Le but est de fabriquer des tissus, et à terme des organes complets. Les enjeux sont énormes. « À elles seules les pathologies rénales devraient représenter un marché de 1000 milliards de dollars [728 milliards d’euros] à l’horizon 2013 », explique Fabien Guillemot, chercheur à l’Inserm, à Bordeaux, et dont l’équipe est la seule en France à travailler dans ce domaine.
Des millions de molécules pourraient être ainsi testées
Les chiffres font perdre la tête aux investisseurs prêts à fondre sur la moindre start-up prometteuse. Organovo en est le symbole. Créée en 2007, cette petite société (une trentaine d’employés) installée à San Diego (Californie, États-Unis) peaufine l’impression en 3D de tissus et d’organes. Introduite en Bourse en juillet 2013, sa capitalisation a rapidement atteint le milliard de dollars pour se stabiliser aujourd’hui autour des 800 millions.
PERSPECTIVES. Une bulle qui s’explique par les potentialités vertigineuses de ces nouvelles techniques. Imprimer à la demande des tissus humains qui fonctionneraient comme les tissus d’origine pourrait ainsi booster la découverte de nouveaux médicaments. Avec de véritables tissus humains imprimés à la chaîne, l’industrie pharmaceutique pourrait détecter très tôt l’efficacité des millions de molécules candidates dont elle dispose. Aujourd’hui, beaucoup sont éliminées dès les essais précliniques pour leurs effets toxiques sur l’animal. Mais les essais de ce type pourraient ne pas être parfaitement fiables en raison des différences entre l’homme et les modèles animaux. À l’inverse, il arrive que des molécules révèlent leurs effets toxiques chez l’homme dans les dernières étapes des essais cliniques, après que des dizaines de millions ont été dépensés. Du coup, les nouveaux médicaments se font rares.
Le 29 janvier, le premier microtissu fonctionnel a été dévoilé
La bio-impression va-t-elle alors redonner du souffle à l’industrie pharmaceutique ? Organovo a déjà conclu un partenariat avec Pfizer, numéro deux mondial du secteur. Et part à la conquête d’autres secteurs, telle l’industrie des cosmétiques. Ses tissus intéressent déjà L’Oréal, avec qui elle a passé un accord pour tester les produits de beauté sur de la peau imprimée en 3D ! « Nous avons déjà réussi à imprimer une grande variété de tissus humains : du foie, du poumon, de l’os, des vaisseaux sanguins, du coeur et de la peau », assure Mike Renard, vice-président d’Organovo. Il ne s’agit encore que d’empilements de cellules incapables de reproduire les fonctions de véritables tissus. Sauf que le 29 janvier, le premier microtissu fonctionnel a été dévoilé par la petite société californienne : un bout de foie qui produit de l’albumine, protéine impliquée dans plusieurs fonctions physiologiques.
Le chemin à parcourir pour fabriquer un organe fonctionnel est encore long
Demain, c’est le marché quasi sans limite de la médecine régénératrice qui sera visé : imprimer des organes à la demande pour les implanter sur les patients ou réparer directement l’organe lésé sur la personne. Science-fiction? Pas sûr. En 2010, l’équipe bordelaise avait déjà été la première à imprimer des cellules osseuses sur le crâne de souris vivantes percé d’un petit trou. Après quelques semaines, les cellules osseuses qui avaient été déposées s’étaient recalcifiées. Le crâne s’était refermé. «Mais le chemin à parcourir pour fabriquer un organe fonctionnel est encore long. Ce sera peut-être en 2040 ou en 2050», estime prudemment Fabien Guillemot. Car certains verrous doivent être forcés.
TECHNOLOGIE. Le premier, celui des imprimantes elles-mêmes, dont plusieurs technologies sont à l’étude. La plus économique consiste à détourner des imprimantes jet d’encre de bureau. L’encre des cartouches est remplacée par une « bioencre », c’est-à-dire une suspension de cellules vivantes. Organovo, utilise, elle, des procédés semblables aux imprimantes 3D qui font fondre un fil de plastique pour le déposer en couches successives. À la place du fil de plastique, les scientifiques utilisent un gel ou une sorte de pâte contenant les cellules. Au Massachusetts Institute of Technology (MIT), à Cambridge, aux États-Unis, l’équipe d’Utkan Demirci s’oriente vers une imprimante acoustique, dont les ondes font vibrer le support sur lequel se trouve la bioencre. Les vibrations provoquent l’éjection de gouttelettes contenant de une à cinq cellules. Enfin, la technologie développée à Bordeaux utilise un laser pour produire de fines gouttelettes de cellules.
Pour piloter ces imprimantes, il faut l’ordinateur et les logiciels adaptés. Ces derniers sont entièrement à créer. Les poids lourds du domaine ont déjà flairé l’aubaine. « Nous travaillons au développement d’un logiciel réservé à la bio-impression. Nous avons des collaborations étroites avec des experts de l’ingénierie des tissus et des organes dans des universités et des entreprises à travers les monde », précise ainsi Carlos Olguin, qui dirige ce projet chez Autodesk, leader mondial de la conception 3D. Parmi les partenaires d’Autodesk… se trouve déjà Organovo.
Les vaisseaux sanguins sont encore difficiles à fabriquer
Dernier verrou, le plus coriace, la complexité même du vivant à recréer. Ainsi il est nécessaire de reproduire le réseau vasculaire complexe des organes et des tissus que l’on veut implanter. Réseau par lequel le sang alimente les cellules en oxygène et nutriments et évacue leurs déchets. Or, il est encore difficile d’imprimer l’écheveau fi n et ramifié de ces vaisseaux. Mais le 19 février, Jennifer Lewis et David Koleski, de l’université Harvard, aux États- Unis, ont dévoilé une sorte de tissu entièrement bio-imprimé, formé de trois types cellulaires différents et d’un réseau de vaisseaux sanguins intriqués entre les couches de cellules. Un pas important.
OBSTACLES. Autre difficulté: l’organisation complexe des organes. Exemple type, le rein: il est composé d’un million de néphrons en parallèle qui assurent la filtration du sang et la production d’urine. À son tour, chaque néphron comporte de multiples sous-unités, par exemple les glomérules. Eux-mêmes constitués de quatre types de cellules… Rien à voir donc avec les structures imprimées par Antony Atala en quelques heures. L’équipe de Fabien Guillemot, qui travaille aussi sur cet organe, a opté pour une approche « modulaire ». «Plutôt que de tenter d’imprimer un rein complet d’une seule pièce, nous allons essayer d’imprimer un glomérule», indique le chercheur. Ces glomérules pourraient être ensuite assemblés pour fabriquer des néphrons, eux-mêmes assemblés pour fabriquer un rein fonctionnel.
Notre objectif est de réaliser un ménisque humain complet et implantable
En attendant, c’est à l’impression et à l’implantation de tissus et organes simples qu’on devrait assister. «Nous travaillons sur l’impression de ménisques à partir de cellules de mouton, explique Hod Lipson, chercheur à l’université Cornell, aux États-Unis. Mais notre objectif est de réaliser un ménisque humain complet et implantable. Et ce, d’ici cinq à dix ans.» Anthony Atala, qui avait été, dès 1999, le premier à implanter des vessies cultivées en laboratoire, développe des techniques pour les imprimer. Pour un cœur, un poumon ou encore un rein, beaucoup plus complexes qu’un ménisque ou une vessie, il faudra donc patienter quelques décennies. «C’est un peu frustrant, reconnaît Fabien Guillemot, car nous avons bien conscience que nous ne verrons probablement jamais l’aboutissement de nos travaux!»